Présentation
Je suis coincée sur la fin de la fable. Germaine, 80 ans, va-t-elle résister à la pression de la famille ?
Notre histoire, n’est-elle pas un peu caduque vu les conséquences du confinement ? Une idée entraîne l’autre, tout se bouscule. J’abandonne l’ordinateur pour un thé. Dès que j’arrive à la cuisine, je la vois. Chaque jour, c’est la même chose, dès que je la vois, je dois rester une ou deux heures avec elle avant de reprendre mon travail. Je l’évite du regard, je la contourne pour mettre l’eau dans la bouilloire. Je prépare ma théière, je choisis mon thé. Juste au moment où je rince ma tasse, mes yeux se fixent sur elle. Elle est désolante !
Elle déprime. Elle pourrait être un peu plus présentable ! Qu’est-ce qu’ils lui ont fait ? Elle est affligeante, répugnante. Tout ce qui est maltraité est répugnant à aborder et encore moins à toucher ! Hier soir, je m’étais assurée qu’elle soit à l’air libre et seule pour retrouver sa splendeur.
Ils l’ont laissée dans l’eau. Ce n’est pas son élément. Je la saisis avec mes mains rêches. Je sens qu’elle a été malmenée. Je vérifie sa texture. Je ne l’abandonne pas. Je la mets directement dans le seul lieu où elle récupèrera sa fonction primaire. Elle est mise avec ses semblables en attente d’une virginité nouvelle. J’en cherche une autre, toute innocente, une d’un rouge-orange réjouissant.
Ma mère disait, c’est la seule compagne de mes matins. C’est elle que je salue en premier. Je l’entendais dire avec un profond soupir de résignation : « Bonjour l’amie. Nous revoilà, tête à tête. Ce que nous avons accompli hier, nous l’accomplirons aujourd’hui. » C’était son étoffe mouillée. Une étoffe blanche, l’eau de javel avait eu raison de sa couleur originelle.
Je saisis mon étoffe rouge-orange des temps modernes, ma lavette. Je l’humidifie juste ce qu’il faut. Je l’asperge d’un désinfectant dont l’odeur me fait l’effet de la madeleine de Proust. Tout d’un coup, mes mains exécutent les gestes ménagers avec légèreté, une danse presque. Je lisse l’étoffe, je la plie en quatre, j’explore chaque coin de la cuisine. Rien n’échappe à ma lavette. Je passe sur toutes les surfaces, je passe partout, je vide le plan de travail, je le caresse avec mon étoffe performante, je passe sur la table, sur les poignées, sur les portes, les appareils ménagers, le frigo. Le rythme s’accélère. Et je frotte. La lavette est docile. Je la lave avec énergie. Je la tords pour la vider de son eau. Et je reprends, de plus en plus obsessionnelle. Et pendant ce temps, les pensées défilent. Germaine s’y promène. Je m’arrête. Le thé est froid. Il est temps de clôturer ma fable, mon étoffe mouillée attendra bien.
Hayat N’ciri